Les dossiers de Globe Échos : Guérillas et Sociétés en Amérique Latine : Brésil (1964-1985) Entre communisme, autoritarismes et guérillas

GLOBE ÉCHOS | 18/05/19 20:50

Le Brésil est marqué, d’une part entre une gauche en voie de radicalisation révolutionnaire, et d’autre part, une junte militaire ayant un véritable projet idéologique. Comment des années 1960 à aujourd’hui, le Brésil a-t-il été confronté à la fois à l’autoritarisme militaire et à la radicalisation croissante de la gauche révolutionnaire notamment communiste. Notons néanmoins qu’il existe une variété importante d’opinions en faveur de tel ou tel camp et que nous ne cherchons pas à adopter une démarche partisane ou idéologique. Nous essayons au maximum de suivre une perspective neutre.

L’antériorité de la gauche révolutionnaire brésilienne


Les idées communistes se sont développées au Brésil dès mars 1922 lorsque 9 intellectuels brésiliens fondent conjointement le Parti Communiste Brésilien ou Partido Comunista Brasileiro (PCB).

Fondateurs du PCB, en mars 1922. Debout, de gauche à droite : Manuel Cendon, Joaquim Barbosa, Astrogildo Pereira, João da Costa Pimenta, Luís Peres e José Elias da Silva ; assis : Hermogênio Silva, Abílio de Nequete e Cristiano Cordeiro

Le Parti Communiste Brésilien, dans une optique de renversement du pouvoir autoritaire vargiste, est l’instigateur du coup manqué de 1935. Cela fournit le prétexte à Getulio Vargas pour affermir son autorité en interdisant le Parti Communiste au Brésil. Désormais, les actions communistes sont considérées comme subversives et allant à l’encontre de l'intérêt national. Cet argument sera repris postérieurement par la dictature établie en 1964.

Portrait officiel du Président Getulio Vargas en 1930 (source : www2.planalto.gov.br/presidencia/galeria-de-presidentes)

La fin du Vargisme et l’instauration de la Nova Republica permet au PCB de revenir légalement dans le jeu politique national. Dans un contexte de guerre froide et de rayonnement du communisme depuis l’URSS, le communisme brésilien suit les principes et modalités d’action du communisme international. A la fin de la deuxième république brésilienne, les liens entre le régime révolutionnaire cubain et les communistes brésiliens sont attestés et témoignent de la volonté du PCB d’appliquer les thèses révolutionnaires en terre brésilienne.

La révolution contre la contre insurrection

Face à l’affaiblissement de la présidence de Joao Goulart et la pénétration des idées révolutionnaires au Brésil, les militaires renversement la république et établissent un régime autoritaire. Il faut rappeler que le Brésil, à l’instar du reste de l’Amérique Latine, subissait alors une cristallisation et une radicalisation du débat politique national entre les tenants des idées libérales et ceux se revendiquant comme de gauche ou communistes. Le coup d’Etat du 31 mars 1964 précipite ainsi la Nova Republica en crise latente dans 21 années de dictature militaire. Les militaires parviennent progressivement à établir le nouveau régime dans les Etats du pays. Au cours de ce coup d’Etat, les Etats Unis ont été un soutien remarquable aux troupes insurgées. Cela est l’application concrète de la notion de Doctrine Monroe actualisée à la Guerre Froide. D’autre part, la Doctrine Truman se fonde sur l’endiguement international du communisme. Dans l’optique américaine, il s’agit d’éviter la propagation du communisme dans l’arrière cour latino-américaine. L’exemple cubain a contribué à radicaliser la perspective américaine qui privilégie désormais des régimes autoritaires amis sur des gouvernements dits progressistes mais opposés. On peut également ajouter les échanges réguliers entre les militaires brésiliens et nord-américains lors de la Seconde Guerre Mondiale qui a ainsi créé des solidarités mentales dans les deux armées nationales. En effet, le premier dirigeant de la junte militaire, Humberto de Alencar Castelo Branco (1964-1967) a fréquenté le Fort Leavenworth dans le cadre des préparatifs pour le corps expéditionnaire brésilienne pour la campagne d’Italie (1943). Le haut dignitaire brésilien Golbery do Couto e Silva a également été en contact avec les forces armées nord-américaines lors de la Seconde Guerre Mondiale y compris Vernon Walters, de la CIA.

Char d’assaut dans les rues de Rio de Janeiro, le 31 mars 1964

Celui ci n’adopte pas une attitude défensive face à ce qu’il considère comme une subversion mais se place en position offensive. Au nom de l’argument de la sauvegarde de la nation brésilienne, la junte militaire cherche à établir un régime conforme à leur vision politique, sociale et économique du monde. Cet argumentaire sera ensuite également utilisé par la dictature du Proceso de Reorganización Nacional en Argentine à partir de 1976. Défendant la démocratie libérale et le christianisme, la junte se légalise par une série d’Actes Institutionnels. L’AI 1 établi en 1964 proclame l’armée comme la source de la souveraineté populaire permettant ainsi de légitimer le précédent coup d’Etat. Ce premier décret officiel permet aux forces armées de revendiquer la souveraineté nationale contre quelconque opposition politique. En 1965, suite à des affrontements au sein des forces armées pour définir les contours de la junte militaire, l’Acte Institutionnel n°2 est promulgué. Il autorise deux partis uniquement : l’Alliance Rénovatrice Nationale (ARENA), au pouvoir, et le Mouvement Démocratique Brésilien (MDB), seule opposition officielle reconnue et autorisée. Ce bipartisme forcé contribue à l’idée fallacieuse que le nouveau régime conserve des apparences démocratiques en permettant la coexistence entre un parti de pouvoir et un parti d’opposition. Cela est à mettre en relation avec l’argumentaire développé dès 1964. En dépit des apparences, les militaires au pouvoir revendiquent la défense de la démocratie libérale face à ce qu’ils considèrent comme la subversion communiste.

En 1968, le mouvement mondial de contestation étudiante et sociale touche également le Brésil. Les étudiants manifestent dans les rues dont la future présidente Dilma Rousseff. Les musiciens engagés manifestent également leur solidarité à l’égard du mouvement à travers le Tropicalismo qui réunit différents figures artistiques nationales dont Chico Buarque, Caetano Veloso, Gal Costa, Gilberto Gil, Jorge Ben Jor, Maria Bethania et Tom Zé. L’album collectif Tropicália ou Panis et Circencis sorti en 1968 est le manifeste du mouvement musical et politique. La réaction de la junte militaire est en retour brutale à l’égard des contestataires. En 1968-1969, les AI 5, 12, 13 et 14 attribuent au chef d’Etat des pouvoirs dictatoriaux, établissent la censure, la fin des libertés individuelles, la prison à perpétuité pour crimes politiques et le rétablissement de la peine de mort. En réalité, c’est l’aile dure de la junte militaire qui entame ainsi une vague de répression à l’égard de l’opposition clandestine. Dans ce contexte de répression survient l’épisode de l’Araguaia où une tentative de guérilla révolutionnaire est implantée dans le centre ouest du pays.

Artistes représentants du Tropicalismo dont Caetano Veloso au centre, années 1960 1970

Entre 1966 et 1974, le Parti Communiste a mis en place un ensemble d’actions militaires et politiques dans la région du Rio Araguia, entre les Etats du Pará, du Maranhão et du Goiás (aujourd'hui, du Tocantins). Réalisées dans la clandestinité et l’illégalité, ces activités jugées terroristes par la junte militaire relèvent de la stratégie de la “guerre populaire prolongée”. Il s’agit selon les exemples chinois et cubain -voire indochinois et algérien- d’implanter un foco révolutionnaire dans une région rurale et difficile d’accès pour les troupes militaires. Près de 70 guérilleros se sont établis vers 1970 avec l’appui d’un vingtaine de paysans de la région. José Genoino, ex guérillero détenu par l’armée en 1972, est devenu dans les années 1980 président du Partido dos Trabalhadores. Les troupes menées le Français Paul Aussaresses ont mis fin au cours des années 1970 à l’expérience de l’Araguaia.


Si le phénomène révolutionnaire se développe au Brésil à l’instar des pays voisins, on assiste également durant les années de dictature au phénomène qui lui est associé, à savoir la contre insurrection. Cette dernière trouve son origine hors du Brésil à l’époque des guerres de décolonisation. Au moment des guerres d’Indochine et d’Algérie, les troupes françaises sont amenées à combattre un ennemi non conventionnel mû par les théories communistes révolutionnaires. Les idées d’Ho Chi Minh, de Mao Zedong et de Che Guevara se concrétisent en la volonté de gagner l’indépendance à travers la mobilisation populaire et idéologique face à un ennemi plus puissant. La volonté des troupes révolutionnaires conduit ainsi à la victoire. Les Français, qui ont découvert dans les années 1950 malgré eux cette nouvelle réalité, entrent en contact avec les autorités brésiliennes à travers l’attaché militaire installé dans ce pays. A travers des cours de formation aux troupes brésiliennes, des vétérans des guerres de décolonisations notamment Paul Aussaresses contribuent à développer les techniques et les principes de la contre insurrection. Cette dualité entre Révolution et Contre Insurrection se manifeste également à travers l’interventionnisme contre révolutionnaire de la junte brésilienne. A titre d’exemple, les autorités brésiliennes ont aidées à former les cadres de la dictature d’Augusto Pinochet établie en septembre 1973. Dans le cadre de l’Opération Condor, le régime de Brasilia était en contact avec les régimes voisins de Bolivie, Paraguay, Uruguay, Chili et Argentine pour coordonner l’action contre insurrectionnelle contre les groupes révolutionnaires ou d’opposition.

Pays participant à l’Opération Condor : en rouge foncé : Brésil, Argentine, Paraguay, Bolivie Chili, Uruguay.

Face à la mobilisation des troupes militaires, les forces d’opposition s’appuient elles aussi sur des principes très particuliers. Si l’influence de Cuba demeure prégnante, comme dans le reste de l’Amérique Latine à cette époque, le Brésil des révolutionnaires forme ses propres modèles nationaux. Allant à l’encontre du foquisme cubain, les révolutionnaires brésiliens mettent en évidence le travail commun de synergie entre forces urbaines et forces rurales pour assurer la victoire du camp révolutionnaire. Carlos Marighella (1911-1969) est un ancien militant communiste progressivement déçu par l’immobilisme du PCB. En 1968, il participe à la fondation de l’Action de Libération Nationale (ALN). Surtout, il théorise la guérilla urbaine au Brésil dans Manuel du guérillero urbain (1969) ce qui montre les limites du foquisme cubain. Il lance ainsi les actions de guérilla en zone urbaine avant d’être tué lors d’une embuscade. En zone rurale, l’ancien capitaine devenu guérillero Carlos Lamarca réalise en 1970 une spectaculaire prise d’otage contre l’ambassadeur suisse Giovanni Bucher qui aboutit à la libération de 70 combattants qui se réfugient ensuite au Mexique. Il fonde ensuite un foyer révolutionnaire (foco) dans le Vale do Ribeira, dans l’Etat de Sao Paulo. Il est finalement retrouvé et tué en septembre 1971. Pour mettre en application ces thèses, de nombreux groupes clandestins coexistent en dépit de la répression. Il y a tout d’abord le PCB, acteur communiste traditionnel, dont nous avons parlé précédemment. Il existe au cours des années 1970 une pléthore de groupes, groupuscules, organisations et structures politiques, étudiantes ou syndicales qui combattent le régime dans la clandestinité. Les plus actifs demeurent l’Action de Libération Nationale, l’Avantgarde Populaire Révolutionnaire (VPR) et le Mouvement Révolutionnaire 8 octobre (MR-8). Les actions révolutionnaires comprennent des attaques contre des cibles officielles, des prises d’otage, du sabotage.

Surtout, le 10 février 1980 le Parti des Travailleurs est fondé suite à la réunion des représentants des 17 Etats brésiliens avec le Manifeste de Fondation du PT. Le projet initial de ce parti est de lutter contre la dictature militaire établie depuis mars 1964 et de proposer une alternative démocratique au régime en place. Il cherche également à représenter une “troisième voie” entre l’Alliance Rénovatrice Nationale (ARENA) parti du pouvoir et le Mouvement Démocratique Brésilien (MDB), opposition officielle et autorisée. Luis Inacio Lula da Silva, alors chef des métallurgistes en grève à Sao Paulo en 1978 et Olivio Dutra, responsable du syndicat des employés de banque, sont les instigateurs principaux de la fondation du PT.


 

Logo du Partido dos Trabalhadores

La transition à la démocratie (1978-1985)


La naissance du Partido dos Trabalhadores correspond paradoxalement à une évolution dans le régime militaire. Sous le mandat d’Emílio Garrastazu Médici (1969-1974), le régime associe une féroce répression politique intérieure et un interventionnisme extérieur au sein de l’Opération Condor. Son successeur, Ernesto Geisel (1974-1979), initie une timide ouverture intérieure avec notamment le départ du général Ednardo D'Ávila Melo, figure de l’ultra droite nationale. C’est surtout sous le président suivant Joao Figueiredo (1979-1985) que le régime autoritaire évolue progressivement jusqu’aux élections de 1985. En 1978, un certain nombre de mesures répressives des années 1968-1969 sont annulées notamment la peine de mort. En 1979, une amnistie est officiellement adoptée pour les opposants au régime. En 1980, le PT est fondé par Lula et Olivio Dutra. En 1983-1984, le député Dante de Oliveira est à l’initiative du mouvement « Diretas Já! » qui réclame de prochaines élections présidentielles directes. Finalement, le 15 janvier 1985, l’ancien ministre de la Nova Republica Tancredo Neves est élu. Sa mort précipitée conduit à la présidence son vice président José Sarney (1985-1990).
 

Mouvement des Diretas Ja en avril 1984 à Brasilia (source : blog do Noblat)

Ces 21 années de dictature ne consistent donc pas un bloc monolithique sans évolutions internes. Au cours de ces deux décennies, le régime imposé en mars 1964 est tout d’abord organisé et légitimé comme on l’a vu précédemment. Suite aux événements de 1968, la junte entame plusieurs années de large répression à la fois violentes et généralisées sous la présidence d’Emílio Garrastazu Médici (1969-1974). Enfin, à la fin des années 1970 sous l’autorité d’Ernesto Geisel et de Joao Figueiredo, une transition est entamée conduisant finalement à l’élection de Tancredo Neves en 1985. Notons ainsi qu’il s’agit d’une transition à la démocratie mais pas nécessairement d’une transition dite démocratique puisque ce sont les autorités militaires qui ont supervisé l’ouverture et l’assouplissement de leur propre régime.

Tancredo Neves en 1983
 

Epilogue : démocratie et démocraties


Au cours du virage à gauche de l’Amérique Latine dans les années 2000, deux anciens membres de l’opposition à la dictature deviennent Présidents. De 2003 à 2011, l’ancien responsable des métallurgistes de Sao Paulo, Lula da Silva est Président. En 2011, Dilma Rousseff, elle aussi du Partido dos Trabalhadores, est élue à la tête du pays jusqu’en 2016.

Dilma Rousseff (2011-2016)     Luis Inacio Lula da Silva (2003-2011)                  

Le 1er janvier 2019, Jair Bolsonaro du Parti Social-Libéral a été investi comme Président du Brésil rompant ainsi avec l’ère travailliste au Brésil. Son élection est pour partie le résultat des récents scandales de corruption touchant le PT y compris Dilma Rousseff et Lula da Silva. De récentes affaires financières et politiques ont ainsi récemment éclatées autour de l’entreprise Odebrecht mettant en cause des responsables du PT. De manière complémentaire ou parallèlement, on peut également considérer que l’ensemble des pays latino-américains et européens sont aujourd’hui marqués par un “virage à droite”, élément paradigmatique et résultat des décennies précédentes. Jair Bolsonaro, conservateur, a régulièrement rappelé son admiration pour le régime militaire établi en 1964.

Mike Pompeo, Jair Bolsonaro et leurs épouses respectives, 31 dec-2 janv, Brésil (source : https://www.state.gov)

Thomas PÉAN, correspondant de GLOBE ÉCHOS pour l'Amérique latine

derniers tweets